L’analyse de cette crise est assez complexe, on peut l’aborder sous différents angles :
• financier : la négociation des nouveaux taux de change va, certes, permettre au Japon de doper son économie et lui donner une puissance financière qui s’ajoute à sa puissance industrielle et technologique (ce qui était espéré par les dirigeants japonais). Cela lui donnera les moyens d’amplifier l’acquisition d’entreprises et les délocalisations, tournant ainsi les barrières douanières, mais freinera la compétitivité des industries implantées sur son territoire. Une bulle financière engendrée notamment par la montée des taux d’escompte éclatera dans les années 1990 et stoppera l’élan économique du Japon.
• économique : la dérégulation de l’économie japonaise à partir des années 1980 lui permet de mieux s’insérer dans une économie mondialisée, mais met à mal ce qui faisait sa force, c’est-à-dire l’économie de ses grandes entreprises fondées sur des stratégies de long terme et les modes de coordination entre l’État et l’industrie.
Cette crise financière très importante qui sera suivie par d’autres crises en Asie, est-elle la seule cause de la panne de croissance du Japon ?
Le professeur Yoshikawa Hiroyouki, président de l’Université de Tôkyô, dans son rapport "Made in Japan", analysera cette période en émettant l’hypothèse de causes structurelles tout aussi importantes au niveau du système de recherche, d’enseignement et d’innovation.
On peut résumer ses conclusions de la façon suivante :
1) La recherche universitaire, notamment fondamentale, s’est découplée de la sphère éco¬nomique et des besoins sociétaux.
2) La recherche appliquée, surtout concentrée dans les entreprises pendant toute la période des années 1960 à 1985, a habilement absorbé les inventions et technologies extérieures pour les transformer en innovation ciblée (ce qui ne veut pas dire que la recherche industrielle n’avait pas sa dynamique propre).
Dans cette dualité recherche propre et technologies importées, le Japon a atteint ce que Philippe Aghion et Élie Cohen (économistes) ont appelé la frontière technologique vers les années 1980. Conscientes de cela, les entreprises commencent dès les années 1985 à investir sur des recherches dites fondamentales, c’est-à-dire des recherches à long terme et à risques, mais dont les potentialités économiques sont grandes ; cette inflexion peu commune comparée à l’Europe est aussi conditionnée par la faiblesse de la recherche publique en la matière, mais cela n’a pas suffi à éviter la crise des années 1990.
3) Le Japon a bâti avec succès son développement économique sur des industries manufacturières, certes très performantes, pour la fabrication d’objets à fort contenu technologique, mais n’a pas su anticiper suffisamment les valeurs ajoutées du futur qui se déplaçaient vers les industries du logiciel et des services accompagnant les produits.
4) À la sortie de la guerre, le Japon avait interdiction de s’investir dans les grands programmes militaires, spatiaux, nucléaires, etc. Cette situation a progressivement changé, mais a entraîné un retard que le Japon n’a que très lentement et partiellement rattrapé. En conséquence, il n’a pas bénéficié des retombées scientifiques et technologiques de ces programmes ; il n’a pas non plus bénéficié de leurs retombées financières, au contraire et il était devenu techno-dépendant des États-Unis.
5) Contrairement aux pays les plus avancés, le Japon a sous-investi dans l’enseignement supérieur (comme la France) et dans la recherche publique. Au-delà de ces aspects financiers, l’université ne s’est pas positionnée au cœur du système de recherche et d’innovation, ce qui s’est traduit par un déficit de transfert de savoir, de technologies, de création de startups et une très faible mobilité des chercheurs. À l’intérieur même de l’université, les thématiques de recherche n’ont pas évolué en phase avec les profondes évolutions scientifiques et techniques de l’époque ; ceci s’explique en grande partie par l’organisation assez rigide de la recherche universitaire. Autre facteur, la désaffection des jeunes pour les études scientifiques, ce qui n’est pas spécifique au Japon, mais n’a pas été compensé par l’apport d’étudiants étrangers de haut niveau. En définitive, la crise financière dans ses aspects conjoncturels et structurels a croisé un autre ensemble de tendances structurelles du système de recherche et d’innovation.
Cette vision, partagée par l’ensemble des acteurs publics et privés, va permettre d’engendrer, à partir de 1995, une profonde réforme de la recherche et de l’université ainsi que les modes de régulation par l’État.
Nous n’aborderons pas ici ce qui relève de l’assainissement financier, de la politique économique et industrielle.
En ce qui concerne la sphère de la recherche et de l’innovation, la vision qui a prévalu dans les années 1990, est que le monde a connu et va continuer à connaître des vagues technologiques que le Japon a pu suivre des années 1960 à 1980, non comme on l’a vu en étant à la pointe de la production de connaissances, mais agile en terme d’assimilation et diffusion de l’innovation. Les prochaines vagues sur les nanosciences et les nanotechnologies, les biotechnologies et dans une certaine mesure sur l’énergie, sont d’une telle ampleur que les coûts de rattrapage ou d’adaptation risquent d’être exorbitants si le Japon n’est pas positionné sur les recherches amont. La continuation du modèle précédent induirait une dépendance extrêmement importante vis-à-vis des grands centres de recherche essentiellement concentrés aux Etats-Unis, en Europe et plus tard en Chine et en Inde, notamment en termes de propriété intellectuelle et plus généralement de maîtrise des savoirs technologiques.
La décennie des années 1990 n’a donc pas été vraiment perdue et ceci pour au moins deux grandes raisons :
1. L’industrie japonaise a continué à se développer dans les hautes technologies et à exporter des produits à forte valeur ajoutée y compris en relocalisant ce qui était le plus stratégique, notamment en ce qui concerne la recherche et la conception. Les exportations ont ainsi continué à croître, et le Japon à demeurer un des plus grands créditeurs du monde (on vient de le constater dans la crise actuelle où des banques japonaises assainies rachètent des banques américaines.
2. L’économie japonaise se repositionne sur une économie et une société de la connaissance avec les moyens correspondants.