➢ Vous avez conçu cet engin il y a 10 ans. Avez-vous des regrets au regard de ce que vous auriez pu faire avec la technologie actuelle ?
Il y a effectivement un temps de la technologie. Et la conception de Rosetta et Philae n’a pas eu lieu il y a 10 ans mais bien il y a 20 ans. A cette époque, un chef de projet est allé voir les experts pour savoir quels étaient les matériels qualifiés « spatial » les plus performants. Par « qualifié spatial », on entend des matériels extrêmement fiables et robustes, qui résistent aux radiations, à des écarts de température importants, etc. Un calculateur dit « qualifié spatial » au moment de notre choix était déjà ridicule par rapport à ce que l’on pouvait trouver sur le marché, aux technologies grand public. Il y a en effet un décalage énorme entre la technologie que l’on utilise pour le spatial et celle grand public. Toute technologie pensée pour le spatial doit en effet être robuste, fiable, testée, etc. Tandis que celle pour le grand public peut être changée en cas de panne. Il y a donc un double écart : l’écart de la technologie spatiale par rapport à la technologie grand public et l’écart du fait que ce choix a été fait il y a environ 20 ans. Si c’était à refaire, ce n’est pas la technologie que l’on changerait. C’est davantage tout ce qui concerne le problème de l’enfouissement de Philae. Peut être qu’aujourd’hui on prévoirait des raquettes pour éviter de nous enfoncer sous la surface. Mais nos amis allemands ont à l’époque décidé de se poser sur trois pieds, car ils pensaient que la surface serait plutôt dure. C’est pourquoi nous paniquons un peu mais sans moyen de changer quoi que ce soit. L’engin est là, on ne peut pas le modifier. On peut éventuellement envisager d’atterrir plus lentement. Mais il ne faut pas non plus s’affoler. Ce n’est pas parce que l’on craint de s’enfouir que c’est effectivement ce qui va se passer. Quand Apollo s’est posé sur la Lune, on craignait déjà de s’enfoncer. Donc attendons de voir ce qui va se passer le 12 novembre.
➢ J’ai été étonné par les trajectoires de Rosetta - les fameux triangles - autour de la comète. Cela signifie-t-il que la sonde a embarqué beaucoup de carburant pour adapter sa trajectoire ?
Non parce que les vitesses relatives de ces fameux triangles sont très lentes. Typiquement, pour modifier la trajectoire de Rosetta d’un bord du triangle à l’autre il faut compter un mètre par seconde voire deux mètres par seconde. On consomme donc très peu, à peine quelques grammes. On a en revanche beaucoup consommé pour freiner la sonde et arriver à vitesse nulle par rapport à la comète. Il a fallu freiner de 3000 km/h.
➢ Les deux sites d’atterrissage semblent être aux deux extrêmes du col. Est-ce un choix pour éviter les différences gravitationnelles ?
Nous avions dix sites au départ. Très vite, nous en avons éliminé cinq. Ensuite, les critères de sélection étaient les suivants : la planéité, la densité de rochers, la distribution des pentes, l’ensoleillement (environ 8-9h d’ensoleillement sur 12) et la faisabilité de la trajectoire dont je n’ai pas parlé. Ainsi, certains sites ne sont pas accessibles à cause du champ de gravité qui n’est pas connu. Ce fut notamment le cas du site A. D’autres considérations un peu subtiles entrent par ailleurs en ligne de compte. Nous pensions être largués à 2,5 km d’altitude et finalement, pour des raisons diverses de mécanique spatiale, nous allons être largués à 20 km d’altitude. Nous essayons d’être le plus robuste possible. Nous avons un système ajustable entre 5 cm/s et 50 cm/s. Il est ajustable mais nous ne lui faisons pas confiance totalement. Nous avons un système de secours qui, lui, nous largue à 19 centimètres par seconde. Au début, on pensait qu’être largués à 30 allait nous amener sur la comète à tel endroit, et largué à 19 à tel autre endroit. Or, quand on a fait les calculs sur la vraie comète, on s’est aperçu qu’à 30 on arrivait sur la comète mais qu’à 19 on ratait la comète. On s’est donc dit qu’il fallait impérativement nous larguer à 19. Le résultat est que pour être largué à 19, il faut être largué à 20 km d’altitude. D’où une descente très longue qui ne nous plait pas beaucoup mais nous n’avons pas le choix.
Thierry Levoir (CNES) : Il ne faut pas oublier que la sonde a été conçue pour une autre comète qui n’avait pas la même masse. Le système à ressort a donc été conçu pour une comète plus petite. C’est pour cette raison que nous rencontrons ces problèmes aujourd’hui.
Francis Rocard : Nous avions fait les calculs pour une comète de 1,2 km de diamètre. Celle-ci fait 4 km. La masse n’étant plus la même, nous ne sommes plus du tout dans la même configuration.
➢ Si j’ai bien compris le but initial de Rosetta et de Philae était de faire des prélèvements pour analyser la constitution de la comète. Or vous semblez compter sur un forage de 30 à 40 centimètres alors que vous avez parlé d’une matière organique d’au moins un mètre de profondeur. N’y a-t-il donc que cette matière organique qui vous intéresse ? Ou en êtes-vous réduits à n’analyser que cette matière organique ? Question subsidiaire : est-ce que les grains que vous souhaitez analyser constituent de la matière non organique ?
Les scientifiques sont principalement intéressés par la matière organique. Pour simplifier, les cailloux - les silicates - on les connaît. La matière organique est quant à elle beaucoup plus rare. Il y en a très peu dans les astéroïdes et nulle part ailleurs. Ce qui nous intéresse c’est donc bien cette matière organique originelle qui n’a pas bougé depuis 4,6 milliards d’années. Elle nous intéresse d’autant plus que c’est probablement elle qui, dans nos océans, a contribué à fabriquer les premières membranes, les premières cellules et donc la vie. La question que nous nous posons est donc la suivante : le matériau cométaire a-t-il contribué à fabriquer la vie.
➢ Ma question porte sur l’aventure humaine qu’a représentée un tel projet. Vous avez été obligés de vous adapter à des contraintes multiples comme le lancement repoussé ou le changement de comètes. Vous avez du faire des choix et des compromis. Comment architecturer un tel programme en termes humains ? Comment se font les choix ? Comment sont prises les décisions ? Comment aboutit-on à des prises de décision univoque avec des contraintes disciplinaires et des intervenants si différents ?
Comme tout projet spatial, un projet comme Rosetta est forcément très structuré. Dès le départ, il faut savoir qui fait quoi, qui est responsable de quoi, qui décide quoi. Rosetta est une mission de l’Agence spatiale européenne. Les personnels de l’ESOC, situé à Darmstadt, ont la décision ultime de faire ou de ne pas faire ce que les scientifiques veulent puisqu’ils ont la responsabilité de la sécurité de la sonde. Ce sont par exemple eux qui décident si l’on descend à 30, 20 ou 10 km. Après, il y a Philae, la cerise sur le gâteau. Philae est un projet germano-français sur lequel nos amis allemands sont plutôt leaders. Les décisions sur Philae sont donc prises à Cologne. Au CNES, nous avons eu plusieurs responsabilités dont celle de calculer la trajectoire de Philae, les fameuses 7 heures. Pour ce faire, un milliard de trajectoires ont été calculées. Nous avons associé à chaque trajectoire, ses caractéristiques, et laissé aux gens de Philae le soin de décider. Entre temps, les scientifiques apportent, quant à eux, des critères scientifiques. Ce sont eux par exemple, qui nous indiquent qu’il serait intéressant pour eux de travailler sur du matériau organique, ou d’atterrir sur une zone connaissant un cycle jour-nuit. Il y a donc plusieurs intervenants et plusieurs niveaux. Les scientifiques émettent leurs recommandations ; le projet Philae fait un choix qui est ensuite validé ou non par les gens de l’ESOC qui sont les responsables ultimes de la mission.

- Francis Rocard
➢ On voit bien qu’on est dans un milieu pas du tout homogène et en pleine évolution. A-t-on envisagé d’atterrir sur une surface avec de la poudre et de s’enfoncer dans une sorte de grotte ?
Ce n’est pas impossible mais on n’en sait rien. Il est vrai qu’il y a des poches de glace à certains endroits et que, si une poche se vide cela peut créer une faille. Mais franchement, on n’en sait rien. J’espère que le radar CONSERT nous donnera des éléments à ce sujet. C’est en partie pour cette raison que la structure interne nous intéresse. En ce qui me concerne, je pencherai plutôt pour un matériau poreux, un peu comme une pierre ponce, avec des petits trous partout. Mais après tout on n’en sait pas grand-chose.
➢ Vous semblez être dans une situation d’inconnu absolument spectaculaire. Vous avez l’air de découvrir des choses au fur et à mesure, comme des comportements gravitationnels ou des états du sol surprenants. Comment se prépare-t-on non pas à l’incertain que l’on peut probabiliser mais à cette situation où l’on ne sait pas ce que l’on va trouver et où l’on va devoir construire l’exploration au fur et à mesure ?
Nous planifions beaucoup. Au cours des 10 années de croisière, nous avons eu le temps de planifier ! Nous essayons d’être robustes. Autrement dit, nous planifions en essayant de penser à tous les cas de figure. Quand nous avons vu la comète avec ses deux morceaux, nous avons été surpris. Mais nous nous sommes adaptés. Cela a des conséquences : nous ne pouvons par exemple pas atterrir sur un site situé entre les deux morceaux. En revanche, le théorème de Gauss nous montre que plus l’on s’éloigne, plus le champ de gravité redevient comme sur une sphère. A 10 km, les gens de l’ESOC vont d’ailleurs voir l’évolution de la trajectoire de la sonde en fonction du champ de gravité. C’est intéressant. Bref, nous essayons d’être robustes et de ne pas dépendre d’un seul paramètre. Vous avez vu que nous avons un système de descente active dont nous ne sommes pas sûrs qu’il va fonctionner. Nous allons donc faire en sorte de ne pas l’utiliser. Après, il y a les impondérables comme l’état de surface de la comète, son relief, etc.
➢ Une question par rapport au temps de propagation des signaux depuis la sonde et au temps de réaction aux commandes. On a vu qu’il y a beaucoup d’impondérables et qu’il va vous falloir prendre des décisions très rapidement. Or, l’information va mettre 30 minutes à arriver et la réponse 30 minutes à être transmise à la sonde. Comment envisage-t-on cela ? Comment réagir par rapport à cette échelle de temps ?
C’est un peu la même réponse qu’à la question précédente : nous essayons d’être robustes. Nous faisons en sorte d’anticiper tous les mouvements de Rosetta pour qu’elle ne se mette jamais dans une position de collision avec la comète par exemple. Nous vérifions par exemple que les lois de Kepler s’appliquent bien, autrement dit que le frottement par le gaz et les poussières ne perturbent pas de façon trop problématique la trajectoire. Il ne faudrait pas que Rosetta se mette à spiraler et aille taper dans la comète. Aujourd’hui les choses se passent plutôt bien. Nous faisons de beaux cercles. C’est la responsabilité de l’ESOC à Darmstadt de ne pas mettre la sonde en danger. Nous ne devons surtout pas être à 30 minutes près, jamais. Nous devons toujours avoir au moins 24, 36 ou 48 heures d’avance pour ne pas être dans la panique et devoir envoyer un ordre de toute urgence.
➢ Pour nous au CERN qui travaillons plutôt au niveau des dizaines de nanosecondes, il est étonnant de constater la temporalité qui est la vôtre. J’ai l’impression qu’il est plus facile de réagir au niveau de dizaines de nanosecondes que de réagir quand on a une demi-heure devant soi.
On anticipe, tout simplement. Nous savons que les lois de Kepler s’appliquent. Nous vérifions donc qu’elles ne sont pas trop perturbées par l’environnement. Si c’est le cas, la vie continue. Quand nous étions à 30 km, l’ESA n’arrêtait pas de nous dire qu’il n’était pas certain que nous passions à 20. Puis ils ont pris la décision de passer à 20, puis de descendre à 10. Chaque fois, c’est le chef de projet qui a pris une décision formelle consistant à dire que, la mission n’étant pas en danger, on pouvait y aller.
➢ Vous avez parlé tout à l’heure d’un important recueil d’informations. Quel est le trajet de l’information recueillie et son statut ? Tout est-il publié ? En différé ? En temps réel ? Ou y a-t-il une rétention d’informations et un partage entre différents acteurs ?
Il faut distinguer l’information technique de l’information scientifique. L’information technique renvoie à ce qui concerne la sonde, Philae, les harpons, le propulseur à gaz froid, le déploiement du train d’atterrissage, etc. Toute cette information se retrouve à Cologne, chez les responsables de Philae. C’est à eux de confirmer que le train d’atterrissage s’est bien déployé par exemple. Une fois l’information diffusée, elle a un intérêt technique limité. Elle peut faire l’objet d’une publication technique pour faire un bilan, mais ultérieurement, à l’échelle de plusieurs mois. L’information scientifique, autrement dit les données issues des instruments (y compris les images) font l’objet d’un droit de propriété exclusive de l’équipe scientifique. M. Holger Sierks, le PI de la caméra, fait par exemple beaucoup de rétention d’images. Au CNES, nous nous sommes déjà fait taper sur les doigts deux fois parce que nous avions mis en ligne des images que nous n’aurions pas du diffuser. C’est assez pénible. Quand on pense à des événements très importants pour la planétologie, comme le survol par Voyager de Jupiter, de Saturne, d’Uranus et Neptune, on n’imagine pas la NASA s’excuser de ne pas montrer les images sous prétexte que ces dernières seraient la propriété du PI ! C’est inimaginable. C’est pourtant exactement ce que nous vivons en ce moment. En ce qui me concerne, je suis assez en colère vis-à-vis de l’Agence spatiale européenne qui n’a pas su gérer cette situation à froid. Il aurait fallu se mettre d’accord sur un modus vivendi. Heureusement que nous avons une caméra de navigation qui, bien que produisant des images moins performantes mais équivalentes pour un non spécialiste, permet à l’ESA de sauver la face. Nous nous en sortons comme ça mais tous les passionnés savent bien que les images de la caméra OSIRIS ne sont pas visibles. Il est très préoccupant que des revues comme Science ou Nature soient à ce point toutes puissantes qu’elles puissent refuser une image sous prétexte qu’elle aurait déjà été publiée.
➢ En dehors des images, qu’en est-il des autres mesures, des données chiffrées par exemple ?
Pour les mesures, le souci est le même mais je dirai que c’est normal. Je vous ai montré quelques résultats à la fin de mon exposé qui sont actuellement confidentiels et dont personne ne parlera tant qu’ils ne seront pas publiés.
➢ Mais une fois publiées, ces données sont-elles ouvertes ou restent-elles à l’intérieur de l’ESA ?
Sur cette question, ce sont les américains qui ont un peu fixé les règles du jeu. Le droit d’utilisation exclusive était au départ de deux ans. Il a ensuite était ramené à un an et l’on parle actuellement de 6 mois. La NASA pousse donc pour que ce délai d’utilisation exclusive se raccourcisse de plus en plus. Concrètement, cela signifie que l’équipe scientifique de l’instrument doit traiter les données et les faire entrer dans une base ouverte à toute la communauté - et ce dans un délai de 6 mois, à compter de la réception des données.
➢ Nous savons que les satellites des grosses planètes du système solaire ont des compositions très diverses mais relativement homogènes. Les mesures réalisées sur la comète permettront-elles de comprendre pourquoi certaines de ces lunes sont en méthane tandis que d’autres sont plutôt en glace d’eau ou en carbone ?
Vous faites un raccourci un peu rapide. Je ne suis pas sûr que les mesures faites avec Rosetta nous donnent une information sur le méthane de Titan. Je ne le crois pas. Il y a effectivement 67 lunes autour de Jupiter, à peu près autant autour de Saturne, et il est vrai que nous essayons de comprendre pourquoi. Mais pour y parvenir, il faut tenir compte de très nombreux paramètres. Analyser le matériau primordial ne suffira donc pas à apporter toutes les réponses.